Fragments d’une lutte

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Le Chiapas cumule les superlatifs. C’est l’état le plus pauvre du Mexique. C’est aussi le plus vert, le plus pluvieux, le plus indigène, le moins développé et certainement l’un des plus corrompus. Depuis trente ans et les premiers soubresauts du Zapatisme, les communautés indigènes y luttent (comme ailleurs sur ce continent) contre les spoliations organisées par les différents niveaux de gouvernement au profit du grand capital.
San Sebastián Bachajón est l’une des ces communautés. Le gouvernement entend y construire un complexe éco-touristique d’envergure internationale autour des cascades d’Agua Azul. Le 21 décembre dernier, les paysans ont récupéré une partie de leurs terres, expropriées il y a quatre ans. Depuis, ils occupent les lieux, jour et nuit, guettant le prochain mouvement de la partie adverse…

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Les vacanciers sont passés une première fois sur le chemin de la cascade, ont jeté des regards interloqués et poursuivis leur route. Au retour, la curiosité l’ayant emporté, ils se garent et coupent le moteur. À l’extérieur, le bruissement de la camaraderie s’étouffe soudain dans les passe-montagnes, signe que cette arrivée impromptue fait naître une légère tension. C’est l’expression silencieuse de la méfiance. Une règle commune à tous les terrains de lutte veut que personne ne soit jamais hors de tout soupçon. Personne et donc pas même ces trois touristes en claquettes, le short encore humide d’avoir barboté dans l’eau turquoise. Ils n’ont pas vraiment l’air de taupes, pourtant. Mais n’est-ce pas là le propre des taupes ? Ils sortent. Celui qui était assis à la place du mort a, en la quittant, un vague sourire en coin. Il prend les devants et tend aux trois compañeros les plus proches une main ferme. Une tape sur l’épaule et quelques paroles de circonstances lui suffisent à obtenir leur assentiment. Il fait signe à celui qui l’accompagne, se redresse et fixe l’objectif. C’est une superbe prise qu’il tient là ! Le cliché fera jaser ses collègues et frémir sa mère à l’autre bout du pays : son fils chéri, entouré de trois guérilléros encagoulés, leur paliacate rouge noué autour du cou. Au second plan, un paysan arbore une vieille machette en bandoulière. Le frisson garanti.

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C’est un simple abri planté au bord de la route, pas même une cabane. Une plaque de tôle rouillée et quatre bouts de bois, voilà l’objet du litige, le catalyseur de toutes les colères. Depuis qu’ils ont récupéré les lieux, les gens d’ici ont monté leur propre péage. Ils tendent une corde en travers de la route, s’approchent du véhicule et délestent ses occupants d’une poignée de pesos. Plus de fonctionnaires ! Les rebelles sans visages les ont remplacés à l’entrée du site éco-touristique mort-né. Les salauds, les bolchéviks, ils ont osé toucher à la sacro-sainte redevance et s’attaquer aux caisses de l’État ! Ils ont semé l’autogestion et récoltent en retour les fruits pourris de la rumeur. La manne qu’ils empochent finance la grève ? Ce ne sont que des cossards avides d’argent répond la propagande. Ce terrain est glissant. La taxation – aveugle donc inégalitaire – n’est pas le moyen le plus sûr de s’attirer les sympathies mais il faut bien nourrir les troupes qui ne bêchent plus leurs parcelles. Ces femmes, ces hommes, qui pour défendre leurs terres doivent en délaisser d’autres.

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Une autre règle suggère d’éviter de lyncher un mouvement de contestation sous l’œil des journalistes. Les forces de l’ordre mexicaines et leurs sbires paramilitaires s’efforcent de s’y plier. Alors quand les pressions augmentent, les indigènes en lutte font appel aux medios libres. Sites, radios, collectifs, bulletins, feuilles volantes, ce sont les enfants du soulèvement zapatiste et de sa « guerre contre l’oubli », sevrés à l’Internet et rodés aux méthodes d’intimidation de l’État. Ils diffusent la parole de ceux qui refusent de se soumettre. Ils la répercutent, hors des communautés et jusque dans les villes, pour éviter qu’un peuple ne meure en silence au fond d’une forêt tropicale ou d’un désert de rocailles, isolé de tout, ignoré de tous.

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Les barricades sont un point d’orgue. La confrontation, crainte ou désirée, constitue l’acmé d’une lutte. De chaque côté de ce pic d’intensité s’étendent les plaines arides de la lassitude et de la prospective. Cela ressemble à s’y méprendre à une guerre de positions à ceci près que les militaires sont formés à l’attente, pas les paysans de Bachajón. Cela fait des semaines qu’ils perdent leurs journées à regarder passer les bagnoles. Des heures entières à errer dans le petit périmètre de leur petite victoire : la caserne de pompiers réquisitionnée, le grand préau qui la jouxte et les deux pièces de l’infirmerie, de l’autre côté de la route. Tous bâtiments vides, premières pierres du projet honni. Que faire ? Ils savent que cela ne durera pas mais il faut tenir. Attendre. Être là. Seule compte l’intensité du rapport de force. Assis sur une marche, un homme enchaîne les cigarettes. Et chacune d’elles est un rituel burlesque. Le menton rentré, il roule son passe-montagne au dessus de sa lèvre supérieure et tire sur sa tige. Mais de peur de trop en dévoiler, il s’empresse de couvrir à nouveau son visage et souffle ses volutes à travers l’étoffe de laine noire. Le stratagème lui donne des airs de gamin craignant d’être pris la main dans le sac.

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Les compañeros respectent les consignes. C’est l’un des avantages d’une lutte qui dure, elle instigue le sens de la discipline. Le harcèlement, la détention arbitraire, les assassinats ne laissent pas le choix. Les charges sont réparties selon les us et coutumes indigènes. Certaines responsabilités tournent quotidiennement. Il y a un temps pour discuter de l’organisation et de la hiérarchie. Après quoi, il faut marcher.

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Les deux étudiants sont venus d’une des grandes villes de la région. Ils sont massifs et dépassent d’une tête ou deux la plupart des personnes présentes. Sur leur voiture, ils voulaient inscrire à la vue de tous Medios libres pour être sûrs d’arriver sans embûche. Après réflexion, ils se sont dit que c’était le meilleur moyen d’attirer les pandores. Et donc les embûches. Mieux vaut passer pour des flâneurs. La zone est quadrillée, les menaces d’expulsion récurrentes ces derniers jours. C’est la raison de cette visite en urgence, des tracts plein les sacs et de la peinture, rouge et noire, pour étaler en lettres capitales les mots de la résistance. En arrivant, ils ont scandé le texte imprimé sur les petits papiers pour qu’il soit approuvé par le plus grand nombre. Ici, le plus grand nombre ne lit pas, ou très peu et encore moins le castillan ou l’anglais. S’en sont suivies des délibérations auxquelles les étudiants ont assisté sans ciller. Il y eut un éclat de rire et l’un des passe-montagnes déclara que les tracts leur convenaient. Pas un mot en revanche au sujet de l’hilarité générale. Il faut croire que les blagues tzeltales supportent mal la traduction.

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On ne défend pas sa terre comme on débraye à l’usine. Il y a, éparpillé au bord de la route, des jeunes, des vieux, des mômes, des plutôt en forme et d’autres un peu ramollis, déjà abîmés par le temps. Ces luttes ont ceci de vital qu’elles transcendent les barrières, les distances sociales. C’est un monde qu’ils veulent sauver. Un avenir commun. Il y a des hommes et des femmes. Enfin, il y a des hommes, ici, et des femmes, là-bas. Cette distance-ci à la vie dure. Autour du feu de bois, ces dames préparent le repas, surveillent les rejetons. L’une d’elles raconte du haut de ses quinze ans les deux années passées à travailler chez une famille en ville. Elle ne se plaint pas, surtout pas. Elle dit que c’est presque une faveur qu’on lui a fait, qu’elle était bien traitée, qu’elle suait bien entendu à s’occuper du ménage et des jumeaux mais qu’on lui fêtait son anniversaire et l’emmenait au cinéma. Quand la grande fille a quitté le nid et s’est envolée pour la capitale, elle l’a emportée dans son sillon. Comme un meuble familier, une belle commode, dont on aurait du mal à se séparer. Elle raconte tout cela sans une once de rancoeur, heureuse simplement d’être rentrée chez elle, de porter à nouveau la longue jupe noire et les tuniques de coton blanc brodées de fleurs. Ces costumes portent en eux la fierté des peuples indigènes. Le tissage est tout à la fois un savoir-faire, un art, une identité et le signe éclatant de leur insoumission. C’est aussi parfois un fardeau pour ces femmes au rôle si défini, invariablement vouées à la maternité, à la sauvegarde des traditions, à un monde immuable hors du monde des hommes.

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Comme la guerre fait des enfants des hommes – avec leurs haines, leurs traumatismes et des médailles qui brillent au fond de leurs nuits noires – le combat ordinaire peut transformer des paysans en meneur. Ricardo en est devenu un. Trait pour trait, il a croqué le personnage et l’a fait sien. D’abord, il se fait attendre, prend la ponctualité pour un désaveu. Être disponible, c’est ne pas être en action et dans son cas, c’est ne pas être du tout. L’homme apparaît en temps voulu. Il ressemble à un patchwork, un fantasme de guérilléro latino-américain. La gâpette kaki de Castro, le passe-montagne enfumé de Marcos et la bedaine d’un Chavez repu par les années de pouvoir. Il salue les visiteurs comme on passe en revue ses effectifs, s’adosse au mur et entame le monologue en battant des mains. Plus les gestes sont amples, plus son verbe est vif. Il relate dans le détail la grande manœuvre ayant permis de récupérer les terres de la communauté. Trois cent culs-terreux sortant de la brume au petit jour pour mettre en déroute les soutiers de l’administration. Il s’insurge contre ce projet absurde, « l’autre Cancún » comme l’appellent les promoteurs, ses quatre hôtels de luxe et son terrain de golf. Il fustige le refus du dialogue, le mépris de classe à l’égard des paysans, les pressions exercées sur leurs familles, les billets glissés avec parcimonie et qui font basculer tel ou tel camarade finalement pas si convaincu de la justesse de la cause. Il vomit les promesses d’emplois. Il faudrait céder les terres aux bourgeois et devenir ensuite leurs larbins ? Faire leurs lits, vider leurs poubelles, laver leurs chiottes ? Bientôt, il se fait lyrique au nom des deux camarades tombés pour la lutte. Juan Vázquez Guzmán et Juan Carlos Gómez Silvano, leurs corps retrouvés criblés à quelques mois d’intervalle. Ricardo le sait, quand les menaces prennent corps, les hommes comme lui finissent parfois leur course aux quatre vents, troués comme des passoires. Qu’importe ¡ La lucha sigue !, crâne-t-il en s’éloignant.

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C’est à l’aube, toujours, que se dénouent les intrigues. À l’aube, que les positions bougent, que les assauts se lancent, que les flics tenus en laisse depuis des semaines jettent enfin leur violence légitime à la gueule des paysans ensommeillés.

Ces observations ont été faites à San Sebastián Bachajón le jeudi 8 janvier. Le lendemain, aux premières heures du jour, les bruits de bottes recouvraient le tumulte des cascades et le piaillement des oiseaux. Et puis ce fut le claquement des tirs, les balles réelles comme ils disent, et les autres de caoutchouc, tout aussi réelles lorsqu’elles rencontrent un être humain. Les bleus ont repris les terres usurpées et les compañeros leur lutte, quelques kilomètres plus loin. Des arbres morts sont devenus des barricades au travers desquels les deux camps se jaugent et jurent de ne pas céder, aux pressions pour les uns, à l’envie d’en découdre dans un nouveau bain de sang pour les autres. Jusqu’au prochain mouvement de la partie adverse.

 

Photos/ medios libres

Liens/
Le blog des compas de Bachajón.
• Cette vidéo (sous-titrée en français) sur les affrontements du 11 janvier avec un prime un pèlerin affable.
• Sur le rôle culturel des femmes dans les communautés indigènes, cet article de l’anthropologue Jules Falquet.

3 commentaires

  1. Ton blog est merveilleux, j’ai voyagé, étudié, erré au Mexique et sur à peut près toutes les routes d’Europe de Grenade à Istambul avec des rêves de beat nic anachroniques et ça me fait du bien de te lire.

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  2. Vous nous faites voyager avec des » vrais gens » d’autres horizons, des humains qui ne comptent pas face aux calculs de certains fripons bien placés, sans scrupules, avides de richesses faciles à gagner sur le dos des autres. Vous décrivez les lieux, et vous savez créer l’atmosphère pour nous toucher au coeur. Merci

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