Sur le pouce #1 – Mensonges et vanités

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J’ai malheureusement oublié vos noms, souvent même vos visages mais j’ai gardé un petit quelque chose de la plupart de mes trajets dans vos bagnoles. Au bout de trente mille kilomètres en stop, ça en fait un paquet d’histoires. Première chronique d’une (peut-être) longue série.

Elle a belle gueule la société quand on la regarde depuis le bord de la route. On la fixe, le pouce en l’air et elle se vide de tous ses beaux atours. Bas les masques, bandes de pleutres ! Voici venu le moment de vérité… Il va falloir trancher, se mettre à nu, admettre au grand jour ce que l’on a au fond du bide. Et continuer à vivre avec. Quels que soient les gestes que vous ferez juste après nous avoir croisé, les mots que vous trouverez pour nous répondre, ils seront transparents comme de l’eau de roche. Vous aurez beau les enrober de cette mauvaise foi dégoulinante, jouer du pipeau sur une jambe jusqu’à en perdre votre souffle, nous saurons. C’est l’une des grandes satisfactions de la pratique. A force de ronger son frein à l’ombre des pompes à essence, le stoppeur développe une forme de prescience. Bien sûr ça ne fonctionne pas à tous les coups. Il existe une marge d’erreur, des failles, des surprises – nous y reviendrons – mais dans la majeure partie des cas, je sais ce que vous pensez quand je termine cette petite phrase à la con B’jour, excusez, j’essaie d’aller en stop vers Bidule, je me demandais si vous pourriez m’avancer un peu ?

Je sais si je suis en terrain favorable ou s’il va me falloir batailler un peu. Un sourire pourra suffire. Un regard de chien battu qui dit Je suis vraiment dans la merde, il caille, ça fait des plombes que je suis planté là comme une éolienne à me faire balayer par le vent. Avec un peu de chance, si vous ne me claquez pas la portière au nez, je vais vous rappeler ce fils, ce petit-fils, ce voisin que vous aimez bien et dont vous savez qu’il lui est arrivé de faire du pouce. Je sais que vous finirez par craquer même si vous ne prenez jamais de gens comme moi d’habitude. Vous avez l’air sympa, je n’ai pas l’air d’un bandit de grands chemins, on devrait finir par s’entendre.

Mais là où l’on excelle avec les années, c’est pour déceler le petit mensonge qui se prépare. Je le lis dans vos rictus et vos mâchoires crispées. Vous n’êtes ni le premier ni le dernier à jouer la carte de l’incompréhension, de l’homme pressé, de la prochaine sortie. Il y en a même qui font semblant de ne pas nous entendre. Réveillez-vous ! Ces ruses ont pris l’eau. Il n’y a pas dans la horde de stoppeurs qui écument les routes d’Europe et du monde, un seul crétin pour tomber dans le panneau. Si vous sortiez réellement à la prochaine sortie, vous n’auriez pas ce léger malaise au fond des yeux quand je vous rétorque, feintant l’enthousiasme que quelques kilomètres, c’est déjà ça de pris ! C’est peut-être salaud mais il faut bien rire un peu. J’imagine la machine à improviser fonctionnant alors à plein régime derrière vos regards décontenancés. Quelle pépite allez-vous dénicher ? Sur quoi allez-vous vous rabattre pour sauver les apparences ?

L’un des ressorts les plus appréciés dans ce genre de situation, c’est le sexisme. Pas celui qui pousse le patron à faire main basse sur sa secrétaire ou le pochtron à refaire le portrait de sa bien-aimée. Non, c’est une version plus insidieuse, quotidienne, salement banale. Si vous êtes un homme et que vous avez la chance de posséder une femme à la place du mort, l’échappatoire est toute trouvée. D’un air désolé, légèrement contrit, vous chercherez mon adhésion. Après tout, je suis d’abord un mâle ! Je dois bien avoir enfoui quelque part ce même instinct de protection envers mes femelles. J’ai sûrement une mère, une soeur, une femme ! Comment pourrais-je ne pas comprendre votre embarras ? Mettre une femme en danger, ça ne fait pas très bon père de famille ! Si vous saviez le nombre de femmes (seules ou non) qui ont bravé cette légère angoisse qu’on leur plante dans le crâne à la naissance pour me laisser monter à leurs côtés. Quelles qu’aient pu être leurs raisons de le faire, je suis certain qu’elles conchient votre médiocrité.

D’autant qu’il serait si simple d’être honnête. Vous avez parfaitement le droit d’aimer être seul, de détester les profiteurs dans mon genre, de trimballer un cadavre ou de vouloir vous arrêter sur cette aire de repos réputée pour ses rencontres interlopes. Pourquoi chercher à nous rouler ? Gloire soit rendue ici à l’inconnu de l’Autoroute du Soleil qui choisit un jour d’avancer à découvert. Trois ans plus tard, je le vois encore. Plutôt grand, la quarantaine, costume noir, chemise ouverte, le genre commercial parisien pressé de rentrer chez lui une veille de réveillon. Je suis bloqué au large de Montélimar depuis un bon moment et me dis qu’il serait temps de passer la seconde pour rejoindre Lyon avant la nuit. Je le laisse jouir de son café-clope, éternel menu de la pause qui s’impose et l’aborde sur le chemin du retour. Désolé, j’ai eu une très mauvaise expérience avec un auto-stoppeur et depuis j’prends plus personne. Soit ce type est un bluffeur de première catégorie soit c’est la première fois que j’essuie un refus franc et assumé. J’ai à peine le temps d’émettre un vague Ah, euh, d’accord qu’il s’engouffre dans sa caisse en me souhaitant Bon courage ! Ce qu’il vient de m’envoyer me laisse à terre. J’ai une envie confuse de le remercier.

On m’a souvent demandé pourquoi je ne prenais pas le train. Ou bien le bus, l’avion, la moto-taxi ou n’importe quel autre moyen de transport normal. Le stop est un accélérateur d’expériences. Depuis ma première traversée de l’Espagne dans le sens Nord-Sud, la route n’a plus la même saveur. Même avec du fric plein les poches j’ai continué de réclamer l’aumône aux barrières de péage parce que c’est comme ça que je recharge mes batteries. Le stop est une putain de série de montagnes russes. On y frôle le pire, on côtoie le plus crade de l’époque, la peur, le mépris, l’arrogance – la bêtise souvent – mais aussi profond qu’on descende, il y a toujours une bonne âme pour venir te ramasser. C’est cette caissière de station service qui t’offre un café et des biscuits au beau milieu de la nuit, ce Hollandais qui te file une bouteille de rouge pour que tu ne meures pas de froid, c’est ce militaire corse qui s’arrête en plein milieu du périphérique pour te sortir de la merde. Le pourquoi du stop n’est pas tout à fait de l’ordre de la logique. C’est une drogue, une montée d’adrénaline, un sport de combat. Pour moi, c’est devenu une quête éperdue d’humanité mais vous pouvez continuer à croire que c’est juste le meilleur moyen de voyager gratos.

Photo/ Ryan Boston

Liens/
Hitchwiki, l’indispensable encyclopédie participative du stoppeur.
• Sur la mort du « bon père de famille », résidu légal du patriarcat.
• Pas grand chose à voir mais La sociologie (aussi) est un sport de combat (vidéo)

11 commentaires

  1. Merci Benj ! Tu décris parfaitement l’expérience de tout bon stoppeur régulier. Te lire m’a donné envie de poucer. Hâte de prendre connaissance des autres textes que tu consacreras à l’art du levage de pouce.

    Bien amicalement

    Loïc

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  2. Le stop et ses surprises, tant du côté chauffeur que de celui du passager. Superbement raconté. Merci. Mais les sites genre  » blabla car » vont peu à peu rendre suspects ceux qui dressent le pouce au hasard de leurs pérégrinations.

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    1. Merci Yves pour vos compliments. Sans y faire attention, j’ai répondu à votre (juste) réflexion sur le covoiturage dans l’épisode suivant…

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